iroise

Description d’un endroit, au bout du bout de la Bretagne, où le vieux massif armoricain descend dans l’Océan et où les sommets usés, devenus des îles et des écueils, confirment que « l’histoire est dans la géographie » : l’Iroise.

posté le 19-05-2008 à 20:33:29

iroise

    Iroise  Aux marins, aux oiseaux de mer et aux chats qui savent que rien n'est jamais certain.

    « Salut, Yffic ! Alors, ça gaze ?----Impeccap’... ! »On parle comme ça, à Brest.Ma ville de Brest est située au bout de la Bretagne, au bout de la France et au bout de l'Europe, mais ce n'est pas sa seule particularité. Il y souffle quasi-continuellement un vent d'ouest frais et costaud, qui a pris son élan sur les milliers de milles de l'Atlantique nord en s'y gavant d'eau et qui, participant depuis peu au débat écolo (certes naturellement mais impoliment il faut en convenir) s'amuse à décimer les champs d'éoliennes que l'on a essayé d'implanter dans la région ces derniers temps.  Brest avec sagesse préfère ne pas regarder en face le vent d'ouest ni l'Océan, se planquant autant qu'elle le peut dans les plis du terrain orientés nord-sud, face à un superbe plan d'eau abrité où les jeunes apprennent à naviguer à l'écart de la grande houle du large et des terribles courants et rochers de la Mer d'Iroise, qui sont juste là dehors passé le goulet, devant Le Conquet.  Les rochers de l'Iroise ont le temps pour eux : granits immobiles sous l'écume quand ce ne sont pas des "Kastell" dominants et carrés, ils attendent depuis toujours les marins désemparés ou déboussolés ou parfois embrumés, pris ou surpris par les courants. La marée que vous voyez monter dans la Manche à Saint-Malo (amplitude 15 mètres), au Mont-Saint-Michel (un cheval au galop, c'est quelle vitesse ?), à Cherbourg, Le Havre et Calais représente d’énormes quantités d'eau qui sont d'abord passées par les rochers de l'Iroise, contournant les pointes de Bretagne et leurs îles. Celles-ci, qui sont mignonnes mais pas faciles, ne se laissent pas aborder par n'importe qui: Sein, Ouessant, Molène et quelques autres. Oubliez cependant certains dictons mensongers attribués à tort aux marins bretons. Ces dictons sont aussi fallacieux que, plus loin sur la côte nord, l'imaginaire falaise de Paimpol-et-sa-falaise dont parle une chanson pseudo-folklorique inventée et vendue par un parisien vers 1900, tout comme l’irréelle Bécassine. Dictons faciles et factices, à oublier : "qui voit Ouessant voit son sang" ; « qui voit Molène voit sa peine », "qui voit Sein voit sa fin". Ces rimes françaises démentent une prétendue origine ancienne et locale.  Passons sur le verbiage, il reste que la Mer d'Iroise, il faut la mériter : elle est dangereuse pour les imprudents et les prétentieux. Depuis toujours les jeunes bretons, d'abord amarinés en abri devant Brest ou dans les « abers » qui découpent la côte nord, ou encore sur la côte sud-Bretagne assez tranquille, puis devenus méritants, partent d'ici pour les îles Scilly, pour la Cornouaille britannique, pour aller en Irlande ou en Ecosse vendre des fraises de Plougastel, pour des virées par curiosité en Galice espagnole et plus loin, pour des transatlantiques ou pour des tours du monde au cours desquels ils trouvent, un beau jour, une île et une femme qu'ils n'ont plus envie de quitter. C'est ainsi qu'aujourd'hui vous découvrez, de-ci de-là sur les océans autour du globe, des îles sympathiques dont les habitants, oubliant leurs yeux bridés ou leurs cheveux crépus, se déclarent bretons, par référence à ce rude pays qu'ils ne connaissent pas mais qui était celui de leurs pères ou de leur arrière-grand-père.  Depuis longtemps les garçons d'Iroise connaissent la largeur de l'océan et connaissent l'Amérique, bien avant les découvreurs déclarés. Sinon comment expliquez-vous les yeux bridés des Bigoudens, qui d’Audierne à Lesconil, dans les environs de la fameuse pointe de Penmarc'h, peuplent la côte ? C'est que les jeunes Cadiou d'autrefois, déjà séducteurs irrésistibles (je parle des 20, 30 ans, évidemment, pas des sexagénaires), naviguant à l'aller dans les vents et courants d'est qui sont permanents plus au sud et au retour dans le vent d'ouest et le gulf-stream qui propulsent vers la Bretagne si l'on veut éviter le froid plus au nord, ont ramené au pays des petites Amérindiennes amoureuses qui leur ont fait des enfants intercontinentaux.  Si vous croyez que tous les Bretons sont des Gaulois, c'est que vous avez mal lu Goscinny qui a régionalisé et repris à son compte le slogan "nos ancêtres les Gaulois" de l'école française, jacobine et terrienne.  Les postulats simples se répandent mieux qu’une Histoire nuancée. En vérité, les Bretons viennent de partout : du nord scandinave, ou britannique (avec ou sans la cornemuse qu’on appelle ici « biniou braz ») ou germanique, on les appelle indistinctement "les Saxons" comme en témoignent sur la côte les noms de lieux :  "Sauzon", "Sarzeau", "Surzur", "Arzon", et autres. Du sud, on les appelle indistinctement "Espagnols", qu’ils le soient vraiment ou qu’ils aient oublié qu'ils étaient arabes comme les "caïds", "Khédive" et "Kadiv" qui se sont dilués ici, sont devenus bretons et devenus « Kadiu » ou « Kadiou », récemment francisés en  "Cadiou".  Les Grecs antiques connaissaient Ouessant, nommée par eux « Ouxisame ». Pythéas est passé par ici. De même que d’autres méditerranéens, comme Ulysse sur la route maritime de l’étain[1] britannique, qui rencontrent en Iroise la première vraie difficulté de leur parcours. Elle est due aux écueils et aux courants de marée : « Tu ne passeras pas quand la mer se gonfle et se dégonfle » dit l’Odyssée. Des bateaux qui sont parfaits en Méditerranée ne sont pas dans leur élément par ici.Et pas seulement dans l’Antiquité. En 1571 en Méditerranée, à la bataille de Lépante, la flotte turque est détruite par les galéasses espagnoles. En 1588, pour convoyer des renforts en Flandre espagnole, les galéasses qui ont prouvé leur efficacité en Méditerranée sont transférées ou imitées sur la côte atlantique de l’Espagne. Cette armada, surnommée ironiquement « invincible » par les Anglais à qui elle pose problème,  n’est pas adaptée à la navigation en Atlantique. C’est en Iroise qu’elle subit ses premiers naufrages, avant même d’affronter les Anglais de Francis Drake. De ce genre de défaite contre les éléments, on ne parle guère car il n’y a aucun vainqueur pour s’en vanter. Les rochers et courants de l’Iroise ne racontent pas les naufrages, nous pouvons seulement imaginer ceux que personne n’a racontés. Faciles à imaginer : regardez ces récifs, ces courants de flot et de jusant, ce vent d’ouest et les vagues qu’il soulève ; imaginez, parmi tout cela, des marins sur des bateaux en bois, à voiles de lin et à rames. Ils sont vaillants mais épuisés par un long voyage lorsqu’ils affrontent ce coin « mal pavé » parcouru en tous sens de forts courants qu’ils ne connaissent pas.  Du nord et du sud, au cours des temps, de nombreux navigateurs ont terminé ici leur voyage, colons involontaires. Naufragés en Iroise, survivant aux enclumes de granit mais brutalement dépourvus de bateau, ils se sont installés ici. Nouveaux bretons exploitant leur forêt,  "Arcoat",  ils ont construit de nouveaux bateaux, repris leurs forces physiques et mentales. Quelques uns, ou leurs descendants, avec une âme régénérée par la Bretagne, sont repartis explorer la planète mer.   Si un jour vous naviguez par ici, l'Iroise vous donnera peut-être une leçon comme elle m'en a donné il y a quarante ans, me faisant trop d'honneur. Je ne sais pas si je dois vous souhaiter le même honneur. Une terrible leçon de modestie que je n'ai jamais oubliée car les frissons de la trouille stimulent la mémoire. Croyez-vous que cette vague volumineuse qui cache l'horizon ouest d’où elle vient, ou que vous n'avez peut-être même pas vu venir pendant que vous guettiez les rochers, vient ici pour vous rencontrer ? Non, ne croyez surtout pas qu'elle a pour vous le moindre sentiment ni la moindre intention. Ailleurs certains méditerranéens qui ont gardé de l'antiquité l’habitude de personnaliser les éléments, tout en oubliant non seulement l’antique Ulysse mais aussi les navigateurs vikings qui s’installèrent au 12ème siècle en Sicile, en Calabre, en Apulie et ailleurs sur ces côtes, se permettent de dire que la mer est "méchainnte" quand leur clapot tiède atteint le mètre de creux. Ici en Iroise vous voyez venir vers vous une impressionnante masse d'eau en sachant qu'elle est sortie de l'Océan glacial arctique aux alentours du Groenland, qu'elle s'est fait pousser par le vent d'ouest qui l'a roulée jusqu'ici, qu'elle s'est mélangée en chemin avec un peu d'eau chaude venue de Guyane par les Caraïbes : pensez-vous sincèrement qu'elle a fait tout cela pour vous, petit bonhomme sur votre petit bateau ? Le marin breton, s'il doit parler de cette rencontre-là, dira,  comme m'a dit un jour de novembre 76 François Le Gall qui faisait par tous les temps, sans peur, la relève des gardiens de phares du large[2] : "aujourd'hui la mer était lourde". Peut-être y ajoutera-t-il un geste de la main, qui monte d'abord puis redescend vers sa tête : elle était, tout simplement, "lourde", pas "méchante" [3]. Les Bretons connaissent bien la langue française (les anciens ne l'ont apprise qu'à l'école primaire puis dans les livres) et ses nuances. Surtout, ils en font bon usage. Ils savent que le seul sentiment dont les éléments sont capables, c'est la plus parfaite indifférence, n'en déplaise à Pierre Loti, Alain Gerbault et autres littérateurs grandiloquents pour salons chics.  Petit bonhomme sur ton petit bateau, quand l'Iroise est lourde, tu dois comprendre (vite !) cette vague froide qui te soulève en te mettant l'estomac dans la bouche. Tu dois comprendre vite avant qu'elle aille te fracasser sur les granits car alors il sera trop tard pour comprendre quoi que ce soit et ce serait dommage de manquer une leçon aussi précieuse : il faut la saisir au passage.  Petit bonhomme sur ton petit bateau en Iroise avec l'estomac dans la bouche et l'eau glaciale plein tes bottes, cette vague puissante qui est venue de si loin et qui te soulève, comprends !  Comprends que c'est l'Infini qui hausse les épaules.  Elle ira terminer sa course immense, avec ou sans toi qui ne l'intéresses pas, dans la Baie des Trépassés, près de la Pointe du Raz.  Tu as compris ? Alors, tu pourras partir pour les îles Marquises : dans la langueur des années sans saisons et dans la longueur des calmes de l’équateur, « le temps s’immobilise, aux Marquises ».  L'Iroise est toujours une base de départ. Ce n'est pas par hasard que j’ai choisi maintenant de me poser sur une île d'Iroise après une épreuve longue et vulnérante, pour m'aider à en sortir. "Santiano", vous connaissez ce fameux-trois-mâts ? De Saint-Malo à San Francisco, rempli d'espoir et de projets, il passe ici pour commencer. Mais sans trop hisser haut, car c'est encore un peu prématuré ici : il lui faudra d'abord perdre de vue la terre, ses derniers signaux et ses derniers écueils, loin au bout de l'Iroise. La première fois que j'ai, à 18ans, navigué en Iroise, venant de sud-Bretagne, j'étais sur un petit voilier en bois de 6m50 et nous allions péniblement à l'île de Sein (une expédition qui serait aujourd’hui interdite par nos règlements ultra-protecteurs et liberticides), sans autre moteur que nos voiles et nos muscles, ramant fort à la godille avant que le courant nous prenne. Quatre jeunes dynamiques, mais je ne dirais pas exactement courageux : c'est pour vieillir et supporter l'infirmité qu'il faut du courage, je le sais maintenant. L'océan et l'Iroise m'ont alors renforcé, au physique et au mental, et m'ont rendu capable ensuite d'affronter l'entraînement et les missions outre-mer dévolues à l'Infanterie-de-Marine, la bien nommée pour ses aptitudes expéditionnaires. Aujourd'hui, bancal, j'ai néanmoins des projets d'océans et d'îles lointaines que je connais et veux re-visiter. J'ai aussi le devoir d’être un grand-père valide et en forme. Ici, sur une île de l'Iroise qu'on appelle Molène, moal-énez, l'île chauve, quand je marche et je lutte contre le vent costaud que je reçois, moi le boiteux, comme un défi de seulement tenir debout, telle est la plus stimulante base de départ. L'Iroise n'a pas fini de donner ses leçons de modestie et de ténacité à celui qui veut les entendre. Sur les bateaux, autrefois, les espars (mâts, vergues, gouvernail) étaient en bois, les cordages en chanvre, les voiles (amurées à poste ou ferlées dans les soutes) en coton ou en lin. Le nuisible dangereux était donc le rongeur (lapin, souris et rat). Alors on embarquait, bon gré, mal gré, des chats, prédateurs des petits rongeurs, souris, jeunes rats et lapereaux. Puis les matériaux ont changé : polyester, aluminium, nylon, tergal et gasoil ont indirectement rendu les chats inutiles à bord. Ceux-ci ont débarqué, bien contents de pouvoir se mettre définitivement à l'abri des paquets de mer. Ils ont conquis les îles de l'Iroise où on les voit somnoler tranquillement chacun sur son muret de pierre ou son appui de fenêtre, dans un coin à l'abri du vent, attendant peut-être que passe une souris ou une écuelle de lait de brebis offerte par la patronne. En ce moment tous les chats de Molène savent qu'il y a sur leur île un touriste hors-saison qui se promène tous les jours lentement, un peu moins lentement chaque jour, et qui leur parle doucement en passant. Vous pouvez lui répondre d'un miaulement poli, il ne va pas en profiter pour vous enquiquiner plus longtemps : il est ici, c'est clair, pour s'aérer, marcher sur ses trois pattes et regarder la mer, non pour perdre son temps ni celui des chats molénais. Les anges aiment l’Iroise parce qu’ils y trouvent pour jouer des oiseaux magnifiques et habiles voiliers. Vous autres les Parisiens (Parisiens de Paris, de Montauban, d'Hazebrouck ou d'ailleurs), quand vous voyez l’un ou l’autre de ces oiseaux près d’un bord de mer, vous les appelez indifféremment "les mouettes", qu'il s'agisse de mouettes, de goélands argentés, de sternes, d'huîtriers-pies, de cormorans, de frégates, de pétrels-tempête, de tadornes, de macareux-moines ou de chevaliers-gambettes. Ce n'est pas grave : votre erreur les fait rigoler bien fort, écoutez-les. Ils s'en vexent moins, en fait, que vous-mêmes lorsqu'on vous appelle " les Parisiens". Les îles d'Iroise sont donc peuplées de chats et de "mouettes". Chat et mouette ? Je ne serais pas étonné que Franquin soit passé par ici pour aérer sa vaste imagination et mon ami Gaston emmitouflé dans son duffle-coat jaunâtre à grande capuche.  Je me sens un peu de retour dans mon berceau avec un avenir, sur cette Iroise où l'on ne me demande jamais si mon nom prend un "x" à la fin, où personne n’est étonné quand je dis que mon fils est allé s'installer au Japon, où j'ai comme tout le monde un neveu dans la Marine, où personne ne demande : "les îles Scilly, c'est quoi, c'est où ?" ( comme j'en ai entendu encore tout à l’heure parmi vous, au fond près du radiateur, ne niez pas ), cette Iroise où, même handicapé, je peux facilement  apercevoir l'horizon océanique et deviner derrière lui la totalité de la planète, accessible pour qui en a la volonté. Chacun a l'horizon qu'il veut. L'horizon dépend de celui qui le regarde. 

Sur l’île de Molène, novembre 2005.Yves Cadiou



[1]  Les Grecs travaillaient le bronze, alliage de cuivre et d’étain plus solide que le cuivre. On ne trouve pas d’étain dans le bassin méditerranéen.
[2]  En dehors de ce travail, il a secouru tant de personnes dans ces parages que les médailles de sauvetage ne suffisaient plus : il a été fait chevalier de la Légion d’Honneur.
[3]  Un chiffre m’a été donné par les services officiels : hauteur des vagues ce jour-là, 15 m.
 


 
 
posté le 19-05-2008 à 20:31:59

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    IroiseAux marins, aux oiseaux de mer et aux chats qui savent que rien n'est jamais certain.    « Salut, Yffic ! Alors, ça gaze ?----Impeccap’... ! »On parle comme ça, à Brest.Ma ville de Brest est située au bout de la Bretagne, au bout de la France et au bout de l'Europe, mais ce n'est pas sa seule particularité. Il y souffle quasi-continuellement un vent d'ouest frais et costaud, qui a pris son élan sur les milliers de milles de l'Atlantique nord en s'y gavant d'eau et qui, participant depuis peu au débat écolo (certes naturellement mais impoliment il faut en convenir) s'amuse à décimer les champs d'éoliennes que l'on a essayé d'implanter dans la région ces derniers temps.  Brest avec sagesse préfère ne pas regarder en face le vent d'ouest ni l'Océan, se planquant autant qu'elle le peut dans les plis du terrain orientés nord-sud, face à un superbe plan d'eau abrité où les jeunes apprennent à naviguer à l'écart de la grande houle du large et des terribles courants et rochers de la Mer d'Iroise, qui sont juste là dehors passé le goulet, devant Le Conquet.  Les rochers de l'Iroise ont le temps pour eux : granits immobiles sous l'écume quand ce ne sont pas des "Kastell" dominants et carrés, ils attendent depuis toujours les marins désemparés ou déboussolés ou parfois embrumés, pris ou surpris par les courants. La marée que vous voyez monter dans la Manche à Saint-Malo (amplitude 15 mètres), au Mont-Saint-Michel (un cheval au galop, c'est quelle vitesse ?), à Cherbourg, Le Havre et Calais représente d’énormes quantités d'eau qui sont d'abord passées par les rochers de l'Iroise, contournant les pointes de Bretagne et leurs îles. Celles-ci, qui sont mignonnes mais pas faciles, ne se laissent pas aborder par n'importe qui: Sein, Ouessant, Molène et quelques autres. Oubliez cependant certains dictons mensongers attribués à tort aux marins bretons. Ces dictons sont aussi fallacieux que, plus loin sur la côte nord, l'imaginaire falaise de Paimpol-et-sa-falaise dont parle une chanson pseudo-folklorique inventée et vendue par un parisien vers 1900, tout comme l’irréelle Bécassine. Dictons faciles et factices, à oublier : "qui voit Ouessant voit son sang" ; « qui voit Molène voit sa peine », "qui voit Sein voit sa fin". Ces rimes françaises démentent une prétendue origine ancienne et locale.  Passons sur le verbiage, il reste que la Mer d'Iroise, il faut la mériter : elle est dangereuse pour les imprudents et les prétentieux. Depuis toujours les jeunes bretons, d'abord amarinés en abri devant Brest ou dans les « abers » qui découpent la côte nord, ou encore sur la côte sud-Bretagne assez tranquille, puis devenus méritants, partent d'ici pour les îles Scilly, pour la Cornouaille britannique, pour aller en Irlande ou en Ecosse vendre des fraises de Plougastel, pour des virées par curiosité en Galice espagnole et plus loin, pour des transatlantiques ou pour des tours du monde au cours desquels ils trouvent, un beau jour, une île et une femme qu'ils n'ont plus envie de quitter. C'est ainsi qu'aujourd'hui vous découvrez, de-ci de-là sur les océans autour du globe, des îles sympathiques dont les habitants, oubliant leurs yeux bridés ou leurs cheveux crépus, se déclarent bretons, par référence à ce rude pays qu'ils ne connaissent pas mais qui était celui de leurs pères ou de leur arrière-grand-père.  Depuis longtemps les garçons d'Iroise connaissent la largeur de l'océan et connaissent l'Amérique, bien avant les découvreurs déclarés. Sinon comment expliquez-vous les yeux bridés des Bigoudens, qui d’Audierne à Lesconil, dans les environs de la fameuse pointe de Penmarc'h, peuplent la côte ? C'est que les jeunes Cadiou d'autrefois, déjà séducteurs irrésistibles (je parle des 20, 30 ans, évidemment, pas des sexagénaires), naviguant à l'aller dans les vents et courants d'est qui sont permanents plus au sud et au retour dans le vent d'ouest et le gulf-stream qui propulsent vers la Bretagne si l'on veut éviter le froid plus au nord, ont ramené au pays des petites Amérindiennes amoureuses qui leur ont fait des enfants intercontinentaux.  Si vous croyez que tous les Bretons sont des Gaulois, c'est que vous avez mal lu Goscinny qui a régionalisé et repris à son compte le slogan "nos ancêtres les Gaulois" de l'école française, jacobine et terrienne.  Les postulats simples se répandent mieux qu’une Histoire nuancée. En vérité, les Bretons viennent de partout : du nord scandinave, ou britannique (avec ou sans la cornemuse qu’on appelle ici « biniou braz ») ou germanique, on les appelle indistinctement "les Saxons" comme en témoignent sur la côte les noms de lieux :  "Sauzon", "Sarzeau", "Surzur", "Arzon", et autres. Du sud, on les appelle indistinctement "Espagnols", qu’ils le soient vraiment ou qu’ils aient oublié qu'ils étaient arabes comme les "caïds", "Khédive" et "Kadiv" qui se sont dilués ici, sont devenus bretons et devenus « Kadiu » ou « Kadiou », récemment francisés en  "Cadiou".  Les Grecs antiques connaissaient Ouessant, nommée par eux « Ouxisame ». Pythéas est passé par ici. De même que d’autres méditerranéens, comme Ulysse sur la route maritime de l’étain[1] britannique, qui rencontrent en Iroise la première vraie difficulté de leur parcours. Elle est due aux écueils et aux courants de marée : « Tu ne passeras pas quand la mer se gonfle et se dégonfle » dit l’Odyssée. Des bateaux qui sont parfaits en Méditerranée ne sont pas dans leur élément par ici.Et pas seulement dans l’Antiquité. En 1571 en Méditerranée, à la bataille de Lépante, la flotte turque est détruite par les galéasses espagnoles. En 1588, pour convoyer des renforts en Flandre espagnole, les galéasses qui ont prouvé leur efficacité en Méditerranée sont transférées ou imitées sur la côte atlantique de l’Espagne. Cette armada, surnommée ironiquement « invincible » par les Anglais à qui elle pose problème,  n’est pas adaptée à la navigation en Atlantique. C’est en Iroise qu’elle subit ses premiers naufrages, avant même d’affronter les Anglais de Francis Drake. De ce genre de défaite contre les éléments, on ne parle guère car il n’y a aucun vainqueur pour s’en vanter. Les rochers et courants de l’Iroise ne racontent pas les naufrages, nous pouvons seulement imaginer ceux que personne n’a racontés. Faciles à imaginer : regardez ces récifs, ces courants de flot et de jusant, ce vent d’ouest et les vagues qu’il soulève ; imaginez, parmi tout cela, des marins sur des bateaux en bois, à voiles de lin et à rames. Ils sont vaillants mais épuisés par un long voyage lorsqu’ils affrontent ce coin « mal pavé » parcouru en tous sens de forts courants qu’ils ne connaissent pas.  Du nord et du sud, au cours des temps, de nombreux navigateurs ont terminé ici leur voyage, colons involontaires. Naufragés en Iroise, survivant aux enclumes de granit mais brutalement dépourvus de bateau, ils se sont installés ici. Nouveaux bretons exploitant leur forêt,  "Arcoat",  ils ont construit de nouveaux bateaux, repris leurs forces physiques et mentales. Quelques uns, ou leurs descendants, avec une âme régénérée par la Bretagne, sont repartis explorer la planète mer.   Si un jour vous naviguez par ici, l'Iroise vous donnera peut-être une leçon comme elle m'en a donné il y a quarante ans, me faisant trop d'honneur. Je ne sais pas si je dois vous souhaiter le même honneur. Une terrible leçon de modestie que je n'ai jamais oubliée car les frissons de la trouille stimulent la mémoire. Croyez-vous que cette vague volumineuse qui cache l'horizon ouest d’où elle vient, ou que vous n'avez peut-être même pas vu venir pendant que vous guettiez les rochers, vient ici pour vous rencontrer ? Non, ne croyez surtout pas qu'elle a pour vous le moindre sentiment ni la moindre intention. Ailleurs certains méditerranéens qui ont gardé de l'antiquité l’habitude de personnaliser les éléments, tout en oubliant non seulement l’antique Ulysse mais aussi les navigateurs vikings qui s’installèrent au 12ème siècle en Sicile, en Calabre, en Apulie et ailleurs sur ces côtes, se permettent de dire que la mer est "méchainnte" quand leur clapot tiède atteint le mètre de creux. Ici en Iroise vous voyez venir vers vous une impressionnante masse d'eau en sachant qu'elle est sortie de l'Océan glacial arctique aux alentours du Groenland, qu'elle s'est fait pousser par le vent d'ouest qui l'a roulée jusqu'ici, qu'elle s'est mélangée en chemin avec un peu d'eau chaude venue de Guyane par les Caraïbes : pensez-vous sincèrement qu'elle a fait tout cela pour vous, petit bonhomme sur votre petit bateau ? Le marin breton, s'il doit parler de cette rencontre-là, dira,  comme m'a dit un jour de novembre 76 François Le Gall qui faisait par tous les temps, sans peur, la relève des gardiens de phares du large[2] : "aujourd'hui la mer était lourde". Peut-être y ajoutera-t-il un geste de la main, qui monte d'abord puis redescend vers sa tête : elle était, tout simplement, "lourde", pas "méchante" [3]. Les Bretons connaissent bien la langue française (les anciens ne l'ont apprise qu'à l'école primaire puis dans les livres) et ses nuances. Surtout, ils en font bon usage. Ils savent que le seul sentiment dont les éléments sont capables, c'est la plus parfaite indifférence, n'en déplaise à Pierre Loti, Alain Gerbault et autres littérateurs grandiloquents pour salons chics.  Petit bonhomme sur ton petit bateau, quand l'Iroise est lourde, tu dois comprendre (vite !) cette vague froide qui te soulève en te mettant l'estomac dans la bouche. Tu dois comprendre vite avant qu'elle aille te fracasser sur les granits car alors il sera trop tard pour comprendre quoi que ce soit et ce serait dommage de manquer une leçon aussi précieuse : il faut la saisir au passage.  Petit bonhomme sur ton petit bateau en Iroise avec l'estomac dans la bouche et l'eau glaciale plein tes bottes, cette vague puissante qui est venue de si loin et qui te soulève, comprends !  Comprends que c'est l'Infini qui hausse les épaules.  Elle ira terminer sa course immense, avec ou sans toi qui ne l'intéresses pas, dans la Baie des Trépassés, près de la Pointe du Raz.  Tu as compris ? Alors, tu pourras partir pour les îles Marquises : dans la langueur des années sans saisons et dans la longueur des calmes de l’équateur, « le temps s’immobilise, aux Marquises ».  L'Iroise est toujours une base de départ. Ce n'est pas par hasard que j’ai choisi maintenant de me poser sur une île d'Iroise après une épreuve longue et vulnérante, pour m'aider à en sortir. "Santiano", vous connaissez ce fameux-trois-mâts ? De Saint-Malo à San Francisco, rempli d'espoir et de projets, il passe ici pour commencer. Mais sans trop hisser haut, car c'est encore un peu prématuré ici : il lui faudra d'abord perdre de vue la terre, ses derniers signaux et ses derniers écueils, loin au bout de l'Iroise. La première fois que j'ai, à 18ans, navigué en Iroise, venant de sud-Bretagne, j'étais sur un petit voilier en bois de 6m50 et nous allions péniblement à l'île de Sein (une expédition qui serait aujourd’hui interdite par nos règlements ultra-protecteurs et liberticides), sans autre moteur que nos voiles et nos muscles, ramant fort à la godille avant que le courant nous prenne. Quatre jeunes dynamiques, mais je ne dirais pas exactement courageux : c'est pour vieillir et supporter l'infirmité qu'il faut du courage, je le sais maintenant. L'océan et l'Iroise m'ont alors renforcé, au physique et au mental, et m'ont rendu capable ensuite d'affronter l'entraînement et les missions outre-mer dévolues à l'Infanterie-de-Marine, la bien nommée pour ses aptitudes expéditionnaires. Aujourd'hui, bancal, j'ai néanmoins des projets d'océans et d'îles lointaines que je connais et veux re-visiter. J'ai aussi le devoir d’être un grand-père valide et en forme. Ici, sur une île de l'Iroise qu'on appelle Molène, moal-énez, l'île chauve, quand je marche et je lutte contre le vent costaud que je reçois, moi le boiteux, comme un défi de seulement tenir debout, telle est la plus stimulante base de départ. L'Iroise n'a pas fini de donner ses leçons de modestie et de ténacité à celui qui veut les entendre. Sur les bateaux, autrefois, les espars (mâts, vergues, gouvernail) étaient en bois, les cordages en chanvre, les voiles (amurées à poste ou ferlées dans les soutes) en coton ou en lin. Le nuisible dangereux était donc le rongeur (lapin, souris et rat). Alors on embarquait, bon gré, mal gré, des chats, prédateurs des petits rongeurs, souris, jeunes rats et lapereaux. Puis les matériaux ont changé : polyester, aluminium, nylon, tergal et gasoil ont indirectement rendu les chats inutiles à bord. Ceux-ci ont débarqué, bien contents de pouvoir se mettre définitivement à l'abri des paquets de mer. Ils ont conquis les îles de l'Iroise où on les voit somnoler tranquillement chacun sur son muret de pierre ou son appui de fenêtre, dans un coin à l'abri du vent, attendant peut-être que passe une souris ou une écuelle de lait de brebis offerte par la patronne. En ce moment tous les chats de Molène savent qu'il y a sur leur île un touriste hors-saison qui se promène tous les jours lentement, un peu moins lentement chaque jour, et qui leur parle doucement en passant. Vous pouvez lui répondre d'un miaulement poli, il ne va pas en profiter pour vous enquiquiner plus longtemps : il est ici, c'est clair, pour s'aérer, marcher sur ses trois pattes et regarder la mer, non pour perdre son temps ni celui des chats molénais. Les anges aiment l’Iroise parce qu’ils y trouvent pour jouer des oiseaux magnifiques et habiles voiliers. Vous autres les Parisiens (Parisiens de Paris, de Montauban, d'Hazebrouck ou d'ailleurs), quand vous voyez l’un ou l’autre de ces oiseaux près d’un bord de mer, vous les appelez indifféremment "les mouettes", qu'il s'agisse de mouettes, de goélands argentés, de sternes, d'huîtriers-pies, de cormorans, de frégates, de pétrels-tempête, de tadornes, de macareux-moines ou de chevaliers-gambettes. Ce n'est pas grave : votre erreur les fait rigoler bien fort, écoutez-les. Ils s'en vexent moins, en fait, que vous-mêmes lorsqu'on vous appelle " les Parisiens". Les îles d'Iroise sont donc peuplées de chats et de "mouettes". Chat et mouette ? Je ne serais pas étonné que Franquin soit passé par ici pour aérer sa vaste imagination et mon ami Gaston emmitouflé dans son duffle-coat jaunâtre à grande capuche.  Je me sens un peu de retour dans mon berceau avec un avenir, sur cette Iroise où l'on ne me demande jamais si mon nom prend un "x" à la fin, où personne n’est étonné quand je dis que mon fils est allé s'installer au Japon, où j'ai comme tout le monde un neveu dans la Marine, où personne ne demande : "les îles Scilly, c'est quoi, c'est où ?" ( comme j'en ai entendu encore tout à l’heure parmi vous, au fond près du radiateur, ne niez pas ), cette Iroise où, même handicapé, je peux facilement  apercevoir l'horizon océanique et deviner derrière lui la totalité de la planète, accessible pour qui en a la volonté. Chacun a l'horizon qu'il veut. L'horizon dépend de celui qui le regarde. Sur l’île de Molène, novembre 2005.Yves Cadiou


[1]  Les Grecs travaillaient le bronze, alliage de cuivre et d’étain plus solide que le cuivre. On ne trouve pas d’étain dans le bassin méditerranéen.
[2]  En dehors de ce travail, il a secouru tant de personnes dans ces parages que les médailles de sauvetage ne suffisaient plus : il a été fait chevalier de la Légion d’Honneur.
[3]  Un chiffre m’a été donné par les services officiels : hauteur des vagues ce jour-là, 15 m.
 


Commentaires

 

1. calie  le 19-05-2008 à 18:36:24  (site)

Un peu long à lire
Bonne soirée
Kénavo

2. jumièges  le 10-08-2008 à 07:46:40

Long, certes, mais très instructif. Entendu, également, votre interview sur France-Inter, le 9 août 2008. Beaucoup de choses intéressantes! Continuez à nous faire aimer la Bretagne. Merci.

 
 
 
 

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